Phaéton

et le Bassin d'Apollon

Le Char du Soleil, conduit par Apollon, Bassin du Char d'Apollon, Jardins du Palais de Versailles
Le Char du Soleil, conduit par Apollon, émerge d'Océan à l'aurore
D'or en était l'essieu, d'or la flèche, d'or le tour des hautes roues, et d'argent l'ensemble des rayons, Les Métamorphoses, Livre II, vers 107 à 108

Louis XIV est aussi appelé le «roi Soleil».

Dans les Mémoires pour l'instruction du Dauphin, lui-même explique les raisons qui l'ont conduit, jeune, seul, à faire naturellement ce choix.

Au Château de Versailles, le soleil est visible sous bien des formes.

Parmi elles, plusieurs endroits font apparaître la figure d'Apollon, dieu du Soleil, qui évoque la grandeur de l'empire romain, notamment celle des premières fêtes baroques qui ont eu lieu à Versailles, comme le groupe du Char du Soleil fondu par Jean-Baptiste TUBY entre et au centre du Bassin d'Apollon dans les Jardins.

Le texte ci-dessous raconte la tragique mort de l'étrange fils d'Apollon, Phaéton, tel qu'il apparaît dans le livre II des Métamorphoses de l'écrivain de l'empire romain d'expression latine Ovide, que Louis XIV connaissait intimement pour avoir chargé le soir son historiographe l'écrivain Jean Racine de lui en faire lecture.

C'est ainsi l'occasion d'approcher le sens que pouvait revêtir pour Louis XIV la figure de cet astre tel que le décrit ce texte.

Phaéton selon le texte du Livre II des Métamorphoses

Le Palais du Soleil

  1. Le Palais du Soleil aux hautes colonnes se dressait
  2. Dans la splendeur rutilante de l'or et des flamboiements du pyrope;
  3. Son toit était couvert d'ivoire luminescent,
  4. Ses portes à double battant diffractaient une lumière argentée:
  5. Matériau rehaussé par un travail d'artiste car Mulciber
  6. Y avait gravé les mers qui entourent l'ensemble des terres,
  7. Le monde et le ciel qui s'étend au-dessus du monde.
  8. On y voit l'eau et ses divinités bleues, l'harmonieux Triton,
  9. L'ondoyant Protée, Ægæon domptant de ses seuls bras
  10. Les baleines aux dos énormes, et Doris en compagnie de ses filles,
  11. Les unes en train de nager, les autres assises sur un rocher
  12. Faisant sécher leurs cheveux verts, d'autres encore
  13. Chevauchant des poissons; n'ayant pas toutes même visage
  14. Mais pas dissemblables non plus, ainsi qu'il convient à des sœurs.
  15. La terre contient les hommes et les villes, les forêts et leurs animaux,
  16. Les fleuves et leurs nymphes, et toutes les divinités champêtres
  17. Au-dessus sont représentées un ciel sillonné d'éclairs et, sur chaque battant,
  18. Les signes du Zodiaque: six à droite, six à gauche.

Phaéton devant Phœbus

  1. Sitôt que le fils de Clyméné eut gravi le sentier qui y mène
  2. Et fut entré sous le toit du père dont il doutait, sans hésiter
  3. Il s'avança et fit face à ce père; mais il s'arrêta
  4. À quelques distance, ne pouvant, de plus près, soutenir
  5. L'éclat de ses yeux. Revêtu d'un manteau de pourpre, Phœbus
  6. Était assis sur un trône resplendissant de pures émeraudes.
  7. À sa droite et à sa gauche étaient placés le Jour, le Mois, l'Année,
  8. Les Siècles et, régulièrement espacées, les Heures,
  9. Il y avait là le Printemps nouveau, couronnée de fleurs,
  10. Il y avait l'Été nu, portant des guirlandes d'épis,
  11. Et il y avait aussi l'Automne, éclaboussé de raisins piétinés,
  12. Et le glacial Hiver aux cheveux blancs hirsutes.
  13. De sa position centrale, le Soleil, dont les yeux perçoivent toutes choses,
  14. Vit le trouble du jeune homme devant cette étrangeté et lui dit:
  15. « Quelle est la raison de ta venue? Que cherches-tu sur ces hauteurs?

  16. Phaéton mon enfant, toi que ton père ne saurait renier?»

  17. Celui-ci répondit:
  18. «Ô lumière du monde, commune à l'immensité,

  19. Phœbus mon père, si tu me permets d'utiliser ce nom,

  20. Et si Clyméné ne dissimule point sa faute sous un mensonge,

  21. prouve-moi, mon géniteur, de façon irréfutable que je suis bien

  22. De ta lignée et délivre mon esprit de ce doute.»

  23. À ces mots, le père se débarrassa de ces rayons éblouissants
  24. Qui couronnaient sa tête et lui ordonna d'approcher
  25. Puis, l'ayant serré dans ses bras, lui dit:

    «Tu n'as pas mérité

  26. Que je te renie, et Clyméné t'a dit la vérité sur ta naissance;

  27. Je suis prêt à te l'accorder: et je prends à témoin de cette promesse

  28. Le marais, inconnu à mes yeux, sur lequel les dieux prêtent serment»

  29. À peine avait-il achevé que le garçon demanda le char de son père
  30. Et le droit d'être durant un jour, le conducteur des chevaux aux pieds ailés.
  31. Le père regretta son serment et dit en secouant trois, quatre fois
  32. Sa tête auréolée de lumière:

    «Tes paroles ont rendu les miennes

  33. Téméraires. Ah, si je pouvais ne pas tenir cette promesse;

  34. C'est bien la seule chose, mon enfant, que je te refuserais.

  35. Mais je puis te dissuader: ce que tu veux n'est pas sans risque;

  36. C'est une grande faveur, Phaéton, que tu réclames,

  37. Ton sort est celui d'un mortel, mais ton désir d'un immortel;

  38. Inconscient, tu ambitionnes plus que ce à quoi les dieux mêmes

  39. Peuvent prétendre; ils peuvent tous être très contents d'eux

  40. Mais aucun n'a la force de monter sur le char de feu,

  41. Moi excepté; même le maître de l'immense Olympe

  42. Qui, inplacable, lance la foudre d'une main terrible,

  43. Ne saurait conduire mon char; Et y a-t-il plus grand que Jupiter?

  44. La première partie du chemin est difficile et mes chevaux,

  45. Quoique frais le matin, ont du mal à la franchir; la partie médiane

  46. Est si haute dans le ciel qu'il m'arrive souvent de frémir,

  47. À voir de là-haut terres et mers, et que mon cœur, saisi d'effroi, palpite;

  48. La dernière partie est en pente et exige une conduite sûre:

  49. Même alors Théthys qui me reçoit dans ses eaux toutes proches

  50. Redoute constamment que je n'y sois précipité.

  51. Ajoute à cela que le ciel est pris d'un tournoiement constant,

  52. Qu'il y entraine les étoiles lointaines et que leur rotation est vertigineuse.

  53. Je lutte en sens contraire et cette pression n'a pas raison de moi

  54. Comme des autres astres et je m'élance contre cette impérieuse révolution.

  55. Suppose que je te donne mon char: que feras-tu? Pourras-tu affronter

  56. Les pôles tournant sur eux-mêmes sans être emporté par leur giration?

  57. Peut-être t'imagines-tu qu'il y a là-haut des bois, des cités

  58. Divines et des sanctuaires emplis d'offrandes: en fait, il faut

  59. Passer à travers milles embûches et figures farouches

  60. Et, même si tu gardes le cap sans te laisser égarer,

  61. Tu trouveras face à toi, sur ta route, les cornes du Taureau,

  62. L'arc du Sagittaire, les puissantes mâchoire du Lion,

  63. Le Scorpion dont les pinces redoutables se ferment sur un vaste

  64. Espace et le Cancer qui courbe ses pinces différemment.

  65. Et quant à mes chevaux impétueux, qui ont au cœur un feu

  66. Qu'ils soufflent par la gueule et les naseaux, il n'est pas facile

  67. Pour toi de les conduire; à peine me supportent-ils quand leur violente

  68. Ardeur s'échauffe, quand leur encolure refuse les rênes.

  69. Mais toi, mon fils, prends garde que je ne sois responsable à ton égard

  70. D'une faveur funeste et, pendant qu'il est temps, modifie ton souhait.

  71. Apparemment, pour te convaincre que tu es bien né de mon sang,

  72. Tu réclames des preuves irréfutables? Je te les donnes par mes craintes

  73. Et cette inquiétude paternelle prouve assez que je suis ton père.

  74. Regardes-moi en face: ah! si tes yeux pouvaient plonger jusqu'au fond

  75. De mon cœur pour y saisir le souci que ton père a de toi!

  76. Pense enfin à toutes les richesses que possède le monde

  77. Et parmi tous les biens du ciel, de la terre et des mers, demande-moi

  78. Celui que tu voudras: n'aies crainte, je ne te refuserai rien.

  79. Je n'écarte qu'une chose qui est, à vrai dire, une peine,

  80. Non un honneur; car la faveur que tu réclames, Phaéton, est une peine.

  81. Pourquoi mettre tes bras câlins autour de mon cou, fou que tu es?

  82. N'en doute pas, n'importe lequel de tes vœux (je l'ai juré par les eaux du Stix)

  83. Te sera accordé; mais fais un vœu plus raisonnable.»

  84. Sa mise en garde était finie et, cependant, rétif à ses paroles,
  85. Le jeune homme s'entêta dans son projet: l'envie de ce char le brûlait.
  86. Alors son père, après avoir temportisé autant qu'il lui était possible,
  87. Le conduisit vers le char majestueux, cadeau de Vulcain.
  88. D'or en était l'essieu, d'or la flèche, d'or le tour
  89. Des hautes roues, et d'argent l'ensemble des rayons;
  90. Des topazes et des pierreries régulièrement disposées sur tout l'attelage
  91. Dans lequel Phœbus se réfléchissait lui renvoyaient une lumière intense.
  92. Et tandis que le noble Phaéton, examinant tout cela, admire
  93. L'ouvrage, voici que dans l'éclat du levant l'Aurore vigilante
  94. Montre ses portes rougeoyantes et ses entrées couvertes de roses;
  95. Disparaissent les étoiles dont Lucifer hâte la marche,
  96. Quittant le dernier le poste céleste.
  97. Dès qu'il le voit atteindre la terre, voit le firmanment s'empourprer
  98. Et comme s'évanouir le bout des cornes de la lune,
  99. Le Titan commande aux Heures prestes d'atteler ses chevaux.
  100. Les déesses exécutent ses ordres avec célérité: elles amènent
  101. Des vastes écuries les coursiers qui crachent le feu,
  102. Rassasiés d'ambroisie, et, dans un cliquetis, leur placent le mors.
  103. Alors, le père enduit le visage de son fils d'un onguent sacré
  104. Pour lui permettre de résister à la violence des flammes,
  105. Il nimbe de rayons sa chevelure et, le cœur lourd,
  106. Après maints soupirs qui laissent présager son deuil, lui dit:
  107. «Si tu peux au moins suivre ces derniers conseils de ton père,

  108. Ne te sers pas du fouet, mon enfant, et tiens fermement les rênes;

  109. Les chevaux ont tendance à accélérer; la difficulté est de maîtriser leur élan.

  110. Et ne choisis pas la route droite qui coupe les cinq zones,

  111. Il existe un passage qui les prend à l'oblique par une large courbe

  112. Et qui, se limitant à trois de ses zones, évite le pôle Sud

  113. Ainsi que le pôle Nord voisin des Aquilons: c'est là ta route;

  114. Tu y reconnaîtras nettement les traces de mes roues.

  115. Afin que le ciel et la terre reçoivent une chaleur égale,

  116. Tu ne dois ni abaisser ton char ni le lancer vers les hauteurs de l'éther:

  117. Si tu montes trop haut, tu incendieras les demeures célestes,

  118. Si tu descend trop bas, les terres; le plus sûr est d'avancer au milieu.

  119. Trop à droite, tes roues risquent de dévier vers les anneaux du Serpent,

  120. Et trop à gauche, vers les basses régions de l'Autel;

  121. Tiens-toi entre les deux; je te confie le reste à la Fortune

  122. En souhaitant qu'elle t'assiste et prenne soin de toi mieux que toi-même.

  123. Pendant que je parlais, la nuit humide a touché les limites

  124. Qui bornent le rivage de l'Hespérie; nous ne pouvons plus tarder,

  125. On nous appelle et, les ténèbres dissipées, l'Aurore point.

  126. Prends bien les rênes en main ou, si tu peux encore changer d'avis,

  127. Fais usage de mes conseils plutôt que de mon char

  128. Tant que cela t'est encore possible et que tu es debout sur un sol ferme,

  129. Tant que tu ne fais pas corps, inconscient, avec le char de tes désirs fous.

  130. Si tu veux contempler sans danger la lumière, laisse-moi la donner à la terre.»

Le vol de Phaéton

  1. Le garçon au corps juvénile grimpe sur le char léger et, debout,
  2. Tout joyeux de sentir dans ses mains le contact lisse des rênes,
  3. Remercie son père, qui a agi bien magré lui.
  4. Pendant ce temps, les chevaux ailés du Soleil: Pirois, Eous, Æthon
  5. Et le quatrième, Phlégon, emplissent l'air de hennissements
  6. Impétueux et piaffent contre les clôtures.
  7. Sitôt que Téthys, ignorant le destin de son petit-fils,
  8. A ouvert les barrières et que s'étend devant eux l'immensité du ciel,
  9. Ils dévorent l'espace et, battant l'air de leur pieds, déchirent
  10. les nuages sur leur passage; leurs ailes les emportent
  11. Et leur font dépasser l'Eurus, né dans cette partie du monde.
  12. Mais le poids est insuffisant et les chevaux du Soleil ne peuvent
  13. S'y reconnaître car l'attelage n'a pas sa charge habituelle;
  14. De même que les bateaux dont la coque n'est pas suffisamment chargée
  15. Chavirent, déstabilisés par leur trop grande légèreté, et sont emportés
  16. Par les flots, ainsi privé de son poids coutumier, le char
  17. Bondit vainement dans les airs et, profondément secoué, semble vide.
  18. Dès que le quadrige sent cela, il s'emballe, délaisse la piste tracée
  19. Pour suivre une toute autre direction. Affolé, Phaéton ne sait
  20. De quel côté tirer les rênes à lui confiées, ni comment retrouver sa route,
  21. Incapable, même s'il le savait, de maîtriser les chevaux.
  22. Alors, pour la première fois, sous l'effet des rayons, les Trions
  23. Des glaces deviennent brûlants et tentent en vain de plonger
  24. Dans la mer interdite, et le Serpent situé près du pôle glacial,
  25. Jusque-là engourdi par le froid sans effrayer personne,
  26. S'enflamme et puise dans cette effervescence une fureur nouvelle.
  27. Toi aussi, Bouvier, on a dit qu'un trouble t'avait fait fuir
  28. En dépit de ta lenteur et du Chariot qui te retenait.
  29. Lorsque l'infortuné Phaéton, du haut des airs, a vu la terre
  30. Qui s'étendait si bas, si bas au-dessous de lui,
  31. Il a pali et l'angoisse a soudain fait trembler ses genoux;
  32. La lumière aveuglante a plongé ses yeux dans les ténèbres.
  33. Et voici qu'il voudrait n'avoir jamais touché aux chevaux paternels,
  34. Voici qu'il se repent d'avoir tant insisté pour connaître son origine,
  35. Voici que, dans sons désir d'être appelé fils de Mérops, il est tel un vaisseau
  36. Emporté par les déchaînements de Borée et dont le pilote a lâché,
  37. Impuissant, le gouvernail, l'abandonnant aux dieux et aux prières,
  38. Que faire? Il laisse derrière lui une immense étendue de ciel,
  39. Devant ses yeux il en est une plus grande encore: il évalue les deux
  40. Et regarde alternativement le couchant devant lui - que le destin
  41. Lui interdit d'atteindre - et, en arrière, le levant.
  42. Ne sachant comment réagir, il est paralysé, ne peut ni lacher
  43. Les rênes ni les retenir, et il ignore les noms des chevaux.
  44. Dans son affolement il voit, éparses çà et là dans le ciel,
  45. Des choses étonnantes et des figures d'animaux monstrueux.
  46. Il est un lieu où le Scorpion de ses deux pinces recourbées forme
  47. Un arc et occupe, tordant queue et membres à la fois,
  48. L'espace de deux signes du Zodiaque.
  49. Lorsque l'enfant l'aperçoit, exsudant un venin moite et noir
  50. Et menaçant d'attaquer avec son dard crochu,
  51. Il perd la tête et, glacé de terreur, lâche les rênes.
  52. Dès qu'elles sont retombées et flottent sur leur croupe,
  53. Les chevaux que plus rien rien n'arrête s'élancent dans l'espace
  54. Sans savoir où ils vont, au gré de leur impétuosité,
  55. Galopent en tous sens et se jettent contre les étoiles accrochées à la voûte
  56. du ciel, entraînant le char vers des lieux impraticables;
  57. parfois ils gagnent les hauteurs, et parfois des descentes
  58. Vertigineuses les emportent tout près de la terre.
  59. La lune regarde avec stupéfaction les chevaux de son frère courir
  60. Plus bas que les siens et des nuages roussis se dégage de la fumée.
  61. La terre, aux endroits les plus élevés, est dévorée de flammes;
  62. Elle se fend, se lézarde et, privée de ses eaux, se dessèche;
  63. Le fourrrage jaunit, les arbres brûlent avec leurs feuilles
  64. Et les champs arides nourrissent leur propres dévastation.
  65. Mais ceci n'est rien: de grandes villes sont anéanties avec leurs murailles,
  66. L'incendie réduit en cendres des contrées entières
  67. Avec leurs habitants; montagnes et forêts s'embrasent:
  68. S'embrasent l'Athos, le Taurus de Cilicie, le Tmolus et l'Œta,
  69. L'Ida jusqu'alors si riche en sources, maintenant asséché,
  70. Et l'Hélicon, séjour des Muses, et l'Hémus d'avant Œagre;
  71. S'embrasent parallèlement et de façon démesurée l'Etna,
  72. Le Parnasse à double cime, l'Eryx, le Cynthe et l'Othrys
  73. Enfin le Rhodope dont les neiges fondent, le Mimas,
  74. Le Dindymes, le Mycale et le Cythéron, objet de culte.
  75. La Scythie n'est pas protégée par ses glaces; s'embrase le Caucase
  76. Et puis l'Ossa et le Pinde et l'Olympe, plus élevé qu'eux,
  77. Et les Alpes aériennes et l'Apenin orageux.
  78. Alors Phaéton regarde le monde incendié en toutes
  79. Ses parties et ne peut tenir contre une chaleur si violente;
  80. Sa bouche aspire un bouillonnement d'air comme sorti du fond
  81. D'une fournaise et son char, il le sent, devient incandescent;
  82. Il ne supporte plus les projections de cendres et de poussière chaude,
  83. Une fumée brûlante l'enveloppe de tous côtés.
  84. Où va-t-il, où est-il, couvert d'une épaisse cousse de poix?
  85. Il ne sait, et les chevaux ailés l'emportent à leur gré.
  86. C'est de là, pense-t-on, que les peuples de l'Éthiopie tirent leur couleur
  87. Noire, le sang ayant afflué à la surface de leurs corps;
  88. De là que la Libye, privée d'humidité par la chaleur intense,
  89. Est devenue aride; de là que les nymphes aux cheveux épars
  90. Pleurèrent les fontaines et les lacs: la Béotie chercha en vain Dircé,
  91. Argos Amymoné, Éphyre les eaux du Piréné.
  92. Et les fleuves dont les bords sont éloignés de ces lieux
  93. Ne sont pas mieux lotis: au milieu de leurs eaux fument le Tanaïs
  94. Et le vieux Pénée et le Caïque de Mysie
  95. Et le vif Isménus ainsi que l'Érymanthe qui baigne Phégia
  96. Et le Xanthe -qui devait flamber une fois encore - et le blond Lycormas,
  97. Et le Méandre au cours sinueux et folâtre,
  98. Puis le Mélas de Phrygie et l'Eurotas de Laconie.
  99. Et flambe aussi l'Euphrate de Babylone, flambent l'Oronte
  100. Et le rapide Thermodon, le Gange, le Phase et l'Hister.
  101. Bouillonne l'Alphée, flambent les rives du Sperchius,
  102. Et l'or que charrie le Tage dans ses eaux fond sous les flammes
  103. Et les oiseaux de rivière dont les chants célébraient les rives
  104. Méoniennes sont carbonises au milieu du Caÿstre.
  105. Le Nil épouvanté fuit jusqu'au bout du monde
  106. Pour y cacher sa source, qui nous est encore inconnue; ses sept
  107. embouchures, taries, sont ensablées, ses sept vallées non irriguées.
  108. Un même sort assèche l'Hèbre et le Strymon de Thrace
  109. Ainsi que le Rhin, le Rhône et le Pô d'Hespérie
  110. Et le Tibre, à qui fut promis l'empire du monde.
  111. Partout le sol se fend et, par les fissures, la lumières pénètre
  112. Jusqu'au Tartare, effrayant le roi des Enfers et son épouse;
  113. Les mers se resserrent, et ce qui naguère était immensité liquide
  114. Devient plaine de sable sec, et les montagnes que recouvrait
  115. L'eau profonde émergent, multipliant les Cyclades disséminées.
  116. Les poissons gagnent les abysses et les dauphins ondoyants n'osent pas
  117. Bondir dans les airs comme auparavant au-dessus des vagues;
  118. Des cadavres de phoques flottent sur le dos à la surface
  119. De l'eau; on raconte aussi que Nérée lui-même, ainsi que Doris
  120. Et ses filles, se cachèrent dans des gouffres devenus tièdes,
  121. Que par trois fois Neptune, d'un air farouche, avait tenté de sortir de l'eau
  122. Ses bras, que par trois fois il ne put supporter l'air brûlant.
  123. Cependant, la Terre nourricière qui se trouvait entourée d'eaux -
  124. Qu'il s'agit de celles de la mer ou des sources partout raréfiées
  125. Qui se dissimulaient dans l'opacité des entrailles maternelles -,
  126. La Terre aride présenta jusqu'au cou un visage accablé,
  127. Posa une main sur son front et, dans un grand tressaillement
  128. Qui ébranla toutes choses, s'affaissa quelque peu au-dessous
  129. De son niveau normal puis, de sa voix sacrée, parla en ces termes:
  130. «Si tu le veux ainsi, si je l'ai mérité, qu'attends-tu pour lancer ta foudre,

  131. Ô souverain des dieux? Si je dois périr par le feu, laisse-moi

  132. Périr par le tien: que ton autorité diminue mon malheur.

  133. Ma gorge a bien du mal à s'ouvrir pour dire ceci -la fumée l'étouffait-:

  134. regarde donc mes cheveux calcinés,

  135. Et dans mes yeux tant de cendres, et tant sur mon visage!

  136. Est-ce bien là ma récompense, est-ce l'honneur que tu accordes

  137. À ma fertilité et mes bienfaits, moi qui supporte d'être blessée

  138. Par le soc recourbé et la bêche, qui suis toute l'année malmenée,

  139. Moi qui fournis le fourrage pour le bétail, des aliments sains, des céréales

  140. Pour les humains et même de l'encens pour vous?

  141. Mais admettons que j'ai mérité cette ruine: qu'en est-il des eaux,

  142. Qu'en est-il de ton frère? Pourquoi les mers qu'il reçut en partage

  143. Décroissent-elles jusqu'à se retirer si loin des aires?

  144. Si ni moi ni ton frère n'avons assez d'influence pour te toucher,

  145. Aie au moins pitié de ton ciel; regarde les deux pôles:

  146. Ils fument l'un et l'autre; si le feu les altère,

  147. Vos palais s'écrouleront. Vois comme Atlas souffre lui-même

  148. Et, sur ses épaules, soutient avec peine le monde incandescent.

  149. Si les flots, si les terres, si les royaumes célestes périssent,

  150. Nous allons retomber dans l'antique chaos. Arrache aux flammes

  151. Ce qui peut l'être encore et veille au salut de l'univers.»

  152. La Terre se tut, ne pouvant plus longtemps supporter
  153. La fumée ni parler davantage, et sa tête rentra
  154. En elle-même, dans des lieux caverneux plus proches des ânes.
  155. Alors le père tout puissant, ayant convaincu les dieux - y compris
  156. Celui qui a prêté son char - que s'il n'intervient pas tout va disparaître
  157. Sous le poids du destin, gagne le lieu le plus élevé de l'Empyrée
  158. D'où il a coutume de largement répandre les nuages sur les terres,
  159. D'où il déclenche le tonnerre, brandit et lance sa foudre;
  160. Mais il ne trouve, alors, aucune terre où répandre ses nuages,
  161. Aucune pluie à faire tomber du ciel.
  162. Il tonne et, faisant osciller la foudre du côté de son oreille droite,
  163. L'envoie contre l'aurige, lui ôtant à la fois la vie et le char,
  164. Et bloque l'avancée du feu sous ses feux redoutables,
  165. Les chevaux sont pris de panique et, bondissant en sens contraire,
  166. Arrachent le joug de leur cou, quittent l'atelage brisé.
  167. Les rênes gisent ici, là, l'essieu détaché de la flèche;
  168. Plus loin les rayons des roues déchiquetées et les restes
  169. Du char mis en pièces sont sur un large espace éparpillés.
  170. Quant à Phaéton, la chevelure en feu dans l'incedie dévastateur,
  171. Il tombe en tournoyant, suivi dans les airs d'une longue trainée
  172. Comme parfois une étoile filante dans un ciel serein
  173. Peut paraître tomber alors qu'il n'en est rien.
  174. Loin de sa patrie, à l'autre bout du monde, l'accueille
  175. Le grand Éridan qui baigne son visage fument.
  176. Les Naïades de l'Hespérie enterrent son corps consumé
  177. Par trois langues de flammes et marquent la pierre
  178. De ces vers:
  179. «Ci-gît Phaéton, conducteur du char de son père;

  180. S'il est vrai qu'il ne l'a pas retenu, c'est sa témérité qui l'a perdu.»

  181. De fait, son père, que cette mort a plongé dans la douleur,
  182. S'est retiré en se voilant la face et, si l'on en croit la légende,
  183. Un jour entier s'est écoulé sans soleil; l'incendie, en éclairant
  184. Le monde, aura au moins, dans ce malheur, en larmes, éperdue et le sien
  185. Déchiré, parcourut l'univers tout entier, à la recherche
  186. Du cadavre d'abord, puis de ses ossements, qu'elle finit
  187. Par découvrir mais enterrés sur une rive étrangère;
  188. Elle s'y étendit et, ayant lu son nom sur le marbre,
  189. L'arrosa de ses larmes et le réchauffa de sa poitrine nue.
  190. Les Héliades ne pleurèrent pas moins et, faisant à la mort
  191. L'offrande vaine de leurs larmes et se frappant la poitrine,
  192. Nuit et jour appelèrent Phaéton, qui ne pouvait entendre
  193. Leurs douloureuses plaintes, et se couchèrent près du tombeau.
  194. Elles à leurs habitudes (habitude créée par le ressassement),
  195. S'étaient abandonnées à leurs lamentations. Phaétuse,
  196. L'aînée, voulant se pencher jusqu'à terre, se plaignit
  197. Du raidissement de ses pieds; essayant de venir vers elle.
  198. La candide Lampétie soudain fut retenue par une racine;
  199. Les mains de la troisième, prête à s'arracher les cheveux,
  200. Détachèrent des feuilles; l'une a les jambes prises par une souche,
  201. L'autre souffre de voir ses bras changés en longs rameux.
  202. Tandis qu'elles s'affolent, l'écorce enveloppe leur sexe
  203. Et peu à peu entoure ventre, poitrine, épaules et mains;
  204. On ne voyait plus que leurs bouches qui appelaient leur mère.
  205. Que peut une mère sinon errer çà et là, où la violence de son chagrin
  206. L'entraîne et, pendant qu'elle le peut, les couvrir de baisers?
  207. Mais ce n'est pas assez: elle tente de séparer leurs corps des troncs
  208. Et de casser à la main les branches fines; il en sort
  209. Comme une blessure des gouttes de sang.
  210. «Arrête, mère, je t'en prie, c'est notre corps que tu brises à travers l'arbre.

  211. Allons, adieu!»

  212. L'écorce envahit ces derniers mots:
  213. D'elle coulent des larmes, et des jeunes branches tombent des gouttes
  214. D'ambre qui durcissent au soleil pour être recueillies par le fleuve limpide
  215. Et transmises comme parure aux jeunes femmes du Latium.

Ovide, Les Métamorphoses, Livre II, vers 1 à 366.